Egypte-Algérie : Le foot, ça fait faire l’impossible
Egypte-Algérie : Le foot, ça fait faire l’impossible
Après une absence qui aura duré presque un quart de siècle (1986-2010), le onze national algérien affrontera de nouveau quelques-unes des trente deux meilleures équipes mondiales de football en Afrique du Sud.
Au bout d’une traversée du désert qui devenait interminable, les jeunes de Rabah Saâdane, dont la moyenne d’âge ne dépasse pas les vingt cinq ans, chantent ostensiblement KASSAMAN et semblent insister tout particulièrement sur le refrain Nous avons fait le serment que (re)vive l’Algérie. Les millions de supporters, jeunes et vieux, femmes et hommes, urbains et ruraux, riches et pauvres, gouvernants et gouvernés, leurs viennent en écho en déployant une imagination et une énergie insoupçonnées jusque-là. En effet, jamais les villes algériennes, et jusque dans leurs moindres recoins, n’ont été parées par autant d’emblèmes nationaux que depuis le quatorze novembre 2009. Des emblèmes aux dimensions pharaoniques couvrant des rues commerçantes, des balcons, déployés le long des immeubles, flottant sur des voitures ou en autocollant, des maisons repeintes aux couleurs nationales, des gâteaux en vert-blanc-rouge, des étals de légumiers de la rue des Aurès alignant des poivrons joliment verts, des tomates mûrement rouges et des aubergines superbement blanches Cette manifestation du sentiment d’appartenance à une nation a largement dépassé les frontières du pays et aux Etats Unis d’Amérique, au Canada, en Chine, à Ghaza, en France, en Belgique, à Londres, en France et même au Pôle Nord des Algériens sont sortis avec le drapeau algérien. Les Algériens quinquagénaires et plus sont unanimes à déclarer, sans se faire prier, que jamais depuis 1962 ils n’ont vu tant de bonheur couler à flot dans les rues d’Algérie.
Deux questions essentielles méritent d’être posées en vue de lancer
un débat sur cette métamorphose de l’Algérie: 1) Comment peut-on
analyser ce phénomène ?
2) Que doit-on en tirer comme enseignements ?
Contribution à l’analyse du phénomène Pour la première question il nous faut bien faire remarquer qu’il ne peut être question que d’analyse collective, c’est-à-dire menée par plusieurs chercheurs, d’une part, et des chercheurs se proclamant de différentes sciences sociales, d’autre part. Nous avons là une occasion extraordinaire de lancer un débat algéro-algérien sur l’utilité et l’apport des sciences sociales à la société algérienne. Ceci étant dit, et n’en déplaise aux collègues des autres disciplines, il importe de faire remarquer que de toutes les Sciences Sociales concernées, il semble bien que la Sociologie soit la plus interpellée. Le sociologue sest trouvé subitement sollicité par ses voisins, amis, collègues mais aussi par la presse pour éclairer les lanternes des uns et des autres. Emile Durkheim avouait que « Si la Sociologie n’avait pas une utilité publique, elle ne vaudrait pas une heure de peine » et l’utilité publique de la sociologie aujourd’hui en Algérie est d’expliquer à la société ce qui lui arrive, d’expliquer ce phénomène imprévu et salutaire à la fois, d’expliquer ce nouveau visage de l’Algérie qui gagne.
Nouveau visage de l’Algérie façonné par les jeunes et les femmes «C’est la jeunesse qui remorque le monde », disait Kateb Yacine. Et lors de ces trois dernières semaines la jeunesse algérienne a remorqué le monde-Algérie. Les jeunes ont affiché des trésors d’imagination et de compétences technologiques extraordinaires. L’imagination a d’abord concerné les mille et une manières d’arborer l’emblème national à travers les rues d’Algérie. L’imagination c’est aussi comment accrocher ce même drapeau de façon qu’il reste droit, qu’il ne s’emballe pas au moindre coup de vent Leurs compétences technologiques leur ont permis de suivre collectivement, dans la ferveur nationale et l’ambiance du quartier, les deux matchs du Caire et de Khartoum, sur des écrans géants. A la fin du match décisif du 18 novembre, ces mêmes jeunes ont organisé des fêtes avec de la musique bien de chez nous, et bien de nos jeunes, composées pour la circonstance, et sur laquelle ils ont dansé jusqu’au matin.
C’était comme s’ils voulaient montrer une autre façon d’aménager et de vivre les espaces urbains en Algérie, comme s’ils exhumaient de leur mémoire urbaine les souvenirs des bals populaires. Ces jeunes ont fait la démonstration magistrale de l’amour du pays qu’ils nourrissent au fond d’eux-mêmes. On a même vu des jeunes qui caressaient secrètement et nourrissaient comme il se doit le projet de Harga vers l’Europe et qui ont changé de cap vers le Soudan pour enfin décider de revenir au pays et y rester parce que l’Algérie a battu l’Egypte, parce que l’Algérie est devenu un pays qui gagne. C’est l’amour du pays qui les a mobilisés et décidés à aller supporter leurs porte-paroles au Caire et à Khartoum.
Et ces porte-paroles, une fois la victoire arrachée face à l’Egypte, ont récité, dans les vestiaires mêmes, et dans une communion parfaite, des versets du Coran, à l’instar de Antar Yahia qui brandissait le Livre Saint dans le bus. Rabah Saâdane l’a bien compris lui qui déclarait : « Les verts ont donné le plus bel exemple de la jeunesse algérienne ». Voilà enfin une équipe nationale qui peut légitimement se prévaloir de son aînée du FLN de 1958 et que leurs homologues égyptiens ont refusé de rencontrer en Egypte alors que cette équipe venait de foudroyer l’équipe allemande de l’Est par 2 à 0 et en Allemagne. C’était il y a cinquante ans. C’était le temps où l’Algérie était jeune et croyait au ciel de la fraternité arabe.
Mais ce bel exemple est aussi le fait de cette jeunesse algérienne qui vit à l’étranger puisque la plus grande partie de l’équipe qui a affronté la Zambie, le Rwanda et l’Egypte évolue dans les équipes européennes, comparativement aux équipes nationales précédentes composées majoritairement de joueurs locaux avec les Belloumi, Madjer et Assad. Là aussi l’Algérie doit réaliser qu’elle aura encore besoin de cette partie de sa jeunesse vivant à l’étranger, comme en 1958 lors de la constitution de l’équipe du FLN.
Les femmes ont circulé, chanté et dansé librement dans les rues de leur quartier, lancé des youyous et suivi les matches des 14 et 18 novembre en extra-muros, avec les voisines et les voisins. Elles se sont drapées de l’emblème national, les jeunes filles se sont vêtues de survêtements aux couleurs nationales, avec aux bras des brassards portant la mention Vive l’Algérie. Plus personne ne se demandait ce qu’elles faisaient à des heures tardives en dehors de leur espace résidentiel, comme si elles devenaient subitement des actrices sociales au même titre que les hommes. En compagnie d’autres femmes, et jusqu’à tard dans la nuit, certaines ont conduit leur voiture sur lesquelles flottaient l’emblème national. Les femmes se sont affirmées dans la sphère publique, au-delà des différences vestimentaires, sociales, religieuses et politiques. Les femmes âgées ne se sont pas fait prier pour bénir les enfants de Saâdane à la veille du match de Khartoum. Au terme de cette réflexion, il faut bien admettre que l’adage « Si jeunesse savait et si vieillesse pouvait » nécessite d’être adapté au contexte de la jeunesse algérienne par l’inversion suivante : « Si jeunesse pouvait et si vieillesse savait ». Car en Algérie la jeunesse sait désormais quelle veut d’une Algérie qui gagne, d’une Algérie qui aligne des défis à relever. Aux décideurs de savoir se maintenir à son écoute et au diapason avec la société qui réalise l’impossible quand elle est dos au mur face à la Hogra. L’impossible a revêtu plusieurs formes depuis le match du Caire. Dans le domaine de l’information d’abord : en termes de tirage de certains journaux, l’Algérie a réalisé des exploits jamais égalés jusque là. Le quotidien Chourouk en langue arabe atteint un pic de plus de deux millions, soit des tirages jamais réalisés dans le monde arabe et même au niveau mondial. Ainsi un journal algérien moyen comme Chourouk issu du secteur privé bat le prestigieux journal égyptien El Ahram. Dans le domaine de l’aviation civile ensuite : l’exploit d’Air Algérie (secteur public) qui parvient à transporter près de onze mille jeunes en quatre jours d’Alger vers Khartoum montre bien que la société algérienne se révèle sous son vrai jour quand elle est face à des défis. Dans le domaine de « la réconciliation citoyenne » (Ahcène Djaballah Belkacem) enfin : qui aurait osé parié sur cette jeunesse, qui ne pensait majoritairement qu’à quitter le pays par tous les moyens pour des cieux plus cléments, allait afficher un tel sens du nationalisme ?
C’est cet esprit qui a fait la guerre de libération avec son cortège d’un million et demi de martyrs, qui a fait l’Algérie qui a nationalisé ses hydrocarbures en 1971, l’Algérie qui a battu la redoutable machine allemande en 1982 et enfin l’Algérie qui a battu Oum Dounia à Khartoum. Cette jeunesse s’adresse aujourd’hui à sa société en lui disant « Deviens ce que tu es » (Friedrick Nietzsche). Peut-on se suffire à parler de nationalisme en clôturant le débat ou faut-il continuer à rechercher d’autres questions hautement plus importantes dans la matrice de la connaissance sociale pour la compréhension et l’analyse ?
C’est un phénomène politique Politique dans le sens où la société montre qu’elle est capable de se « débrouiller » et se débarrasser de l’esprit d’assisté, c’est-à-dire qu’elle est capable de s’organiser de façon autonome par rapport à l’Etat. Politique aussi dans le sens où cette même société quand elle est en phase avec ses responsables (ses gouvernants) elle décide de montrer le chemin. Politique enfin sur le plan international puisque désormais les rapports avec l’Egypte ne seront plus jamais comme avant et que le leadership exercé jusque-là par ce pays au niveau du monde arabe est remis en cause sans remettre en cause l’arabité qui nécessite désormais une redéfinition. Il a suffi d’un match de foot pour que l’amitié algéro-égyptienne soit lézardée, comme une vielle construction à la suite d’un profond séisme. C’est aussi un phénomène politique dans le sens où ces faits viennent nous rappeler que notre ministère de la jeunesse et des sports doit aussi songer à se doter d’une politique de la jeunesse et pas seulement de celle des sports. Maintenant ce qui importe c’est la capacité des Algériens et des Algériennes à engranger ce capital de nationalisme si c’est de cela qu’il s’agit, en vue de faire repartir toutes les grandes institutions du pays jusque-là sclérosées dans un mode obsolète. De ce point de vue, ce que nous avons vécu ces jours suite au match Algérie-Egypte dépasse largement ce que nous avons vécu lors de la rencontre Algérie-Allemagne de 1982. A l’époque ce petit pays d’Algérie que les Allemands moyens ne savaient même pas situer sur une carte de géographie, avait amené l’Allemagne et autres grands pays européens à arranger leurs matchs afin de l’éliminer de la course par stratégie et pour éviter de bouleverser l’ordre des choses, l’ordre mondial. Près de vingt cinq ans après, le scénario se répète mais cette fois-ci avec un pays frère et en se répétant, ce scénario révèle bien les soubresauts du monde arabe.
Nous voilà face à une accélération de l’Histoire dont nous devons à tout prix tirer le meilleur bénéfice pour l’avenir de notre société et de notre nation. Nous sommes réellement dans une conjoncture idéale pour une mobilisation de la jeunesse, une conjoncture comme seul novembre 54 a pu en produire. Sommes-nous en mesure de canaliser cette énergie et cette volonté de la jeunesse en vue de faire repartir notre pays ? La réponse et toute la réponse est aujourd’hui chez le premier responsable du pays.
Les populations des quarante huit wilayate se sont reconnues spontanément dans cette victoire des verts et ont manifesté leur attachement à l’Algérie qui gagne. Ce sont des Algériens et des Algériennes qui disent la même chose en arabe, en tamazight, en français, en chaoui. Ce qui n’est pas sans rappeler le slogan de la glorieuse équipe du FLN : « Qu’importe que la balle soit en métal ou en cuir, l’essentiel est qu’elle atteigne sa cible » et aujourd’hui nous pouvons dire « Qu’importe la langue utilisée, l’essentiel est de regarder ensemble dans la même direction ».
Enseignements à tirer
1) La jeunesse algérienne est pénalisée par une double absence : absence d’une politique plus audacieuse de la jeunesse et celle d’une sociologie de la jeunesse en Algérie, c’est-à-dire dans un pays majoritairement jeune. En ce sens le foot, comme la religion, joue la fonction de révélateur des processus sociaux profonds qui re-travaillent et secouent sporadiquement la société algérienne.
2) Sous d’autres cieux, les politiques font appel à leurs intellectuels, chercheurs et universitaires pour les éclairer par des analyses précises sur les phénomènes qui surgissent au sein de la société. En Algérie, il incombe aux décideurs de faire confiance aux élites intellectuelles et universitaires.
3) Le phénomène que vit la société algérienne depuis le quatorze novembre 2009 semble porter les germes de l’émergence de nouveaux rapports à la sphère publique. En effet, si One, twoo, thre, viva l’Algérie ne dissimule aucune clin d’œil à la religion, il n’en dissimule pas non plus pour le politique. C’est sûrement là le sens profond de ce qui a été appelé »La réconciliation citoyenne» (Ahcène Djaballah Belkacem). Et ce sont là aussi les prémices de ce que les sociologues appellent la refondation du lien social.
4) Le Nif et la réprobation de toute forme de Hogra, semblent être les deux dimensions saillantes de la façon d’être, de penser et d’agir de l’Algérien. Si « Le foot c’est la guerre » (Djamel Guerid), le match du Caire rappelle Amgala I et le match de Khartoum Amgala II. En effet, sur le plan du traitement politique de ce dossier par le Président de la République, l’observateur ne peut manquer de faire le parallèle avec un dossier similaire traité avec le même calme olympien par feu Houari Boumèdiène. C’est cela aussi l’Algérie du Nif. C’est cette dimension de notre culture qui a amené le Président de la République à être en phase avec sa jeunesse comme jamais peut être aucun Président ne l’a été avant lui, si on excepte Ahmed Ben Bella en 1962 et Houari Boumèdiène à titre posthume. Rabah Saâdane disait à propos du Président Bouteflika qui a surpris tout son monde en décidant de faciliter le déplacement des jeunes supporters algériens vers Khartoum : « Au moment où les joueurs nous demandaient s’il y allait avoir des supporters algériens au stade, le président prend la décision d’envoyer les jeunes au Soudan, on dirait qu’il nous avait entendus ».
5) En 2002, nous étions quelques sociologues à soutenir que nous ne connaissons pas notre société et ce qui se déploie sous nos yeux depuis le 12 novembre 2009 vient « spontanément » confirmer notre profonde conviction.
En conclusion
Ce qui reste à faire concerne autant les politiques que les intellectuels. Les élites politiques sont aujourd’hui en face d’un choix existentiel : être ou ne pas être politiquement, c’est-à-dire être en phase ou en décalage avec leur société. Les élites universitaires, elles, sont attendues sur leurs capacités à donner du sens à ce qui se passe sous leurs yeux et qui les laissent perplexes.
La question qui demeure en attente et qui doit faire l’objet d’une réelle prise en charge aussi bien par les universitaires que par les politiques consiste à se demander ce que veulent les jeunes. Tout un programme.
Abdelkader Lakjaa
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