Comment peut-on expliquer l'attitude de l'Algérie depuis le début de la guerre en Libye?
Depuis le début du conflit, l'Algérie n'a pas accepté trois évolutions. La première est qu'on soutienne des insurgés qui, pour l'Algérie, ne sont autres que des civils qu'on a armés. Si les Libyens étaient restés dans une situation de violence avec des manifestations symboliques, à l'image de la Syrie, l'Algérie n'aurait pas été aussi braquée. Mais là, le régime a pensé que si on le faisait aujourd'hui pour la Libye, plus rien n'interdirait à la communauté internationale de le faire demain pour d'autres pays. Et l'Algérie se sent évidemment concernée. Deuxième raison : pour les autorités algériennes, le rétablissement des liens d'amitié avec la France passait par le souci, pour les deux pays, d'œuvrer à ce que sur le continent africain, et en particulier en Afrique du Nord, on ne remette plus en cause le fait qu'il n'y aurait plus de guerre occidentale. Ce qui se passe en Libye est donc vécu comme une transgression à ce principe. En gros, pour l'Algérie, on est revenu à une politique canonnière dans la région, et ça passe très mal, notamment du côté des militaires. Ils se rendent compte que le système militaire de défense algérien est obsolète par rapport à une telle menace.
Quelles pourraient être les conséquences de ce sentiment?
L'Algérie s'est rendue compte qu'au niveau euro-méditerranéen, elle apparaît désormais, sur le plan militaire, comme une menace marginale. On peut donc s'attendre à des effets indirects, avec un pays cherchant à se doter d'armements plus sophistiqués, voire du nucléaire. Paris en a conscience et a tenté de faire comprendre aux autorités algériennes que ce qui se passait en Libye était vraiment exceptionnel et n'était en aucun cas une approche qui serait généralisée à d'autres pays.
Vous évoquiez une troisième évolution qu'Alger n'a pas acceptée. Quelle est-elle?
L'Algérie a parié sur l'échec de l'opération de l'Otan en Lybie, considérant, à tort, que la France et le Royaume-Uni allaient se perdre dans les sables libyens et que Kadhafi resterait très longtemps au pouvoir. Elle pensait qu'au final on appellerait l'Algérie pour devenir le pays médiateur pour sortir la Libye et l'Otan de cette situation d'impasse. Mais cela n'a pas été le cas. En moins de six mois, Tripoli est tombée. Cela remet en question la vision que l'Algérie avait de sa place dans l'évolution de la situation régionale.
«Le Maroc dans une position bien meilleure que l'Algérie»
Du côté de l'Algérie, on justifie l'attitude dans le dossier libyen par la peur que les islamistes prennent la main au sein du Conseil national de transition. Qu'en est-il?
Cela fait partie du discours récurrent pour faire peur. C'est l'épouvantail auquel plus personne ne croit tellement il a été exploité par les autorités de la région, qu'elles soient libyennes, algériennes, syriennes et tunisiennes.
Selon vous, l'Algérie a-t-elle vraiment réfléchi à accueillir Kadhafi?
Deux pays ont très sérieusement imaginé accueillir Kadhafi, à savoir le Venezuela de Chavez et l'Algérie. Le Venezuela a renoncé car Hugo Chavez est fragilisé au plan politique dans son pays et cela aurait pu apparaître comme un casus belli pour l'opposition, qui lui aurait reproché d'exposer le pays à la vindicte internationale. L'Algérie, elle, a coupé la poire en deux : elle n'a pas pris le père et les fils qui sont recherchés, elle a pris l'épouse, la fille et les frères moins incriminés.
Avec la chute de Kadhafi, l'Algérie perd-elle un allié?
Il ne faut pas imaginer que pour l'Algérie, Kadhafi était un allié et un soutien régional. Un pays comme la Tunisie de Ben Ali était beaucoup plus important pour l'Algérie. En revanche, l'échec du maintien de Kadhafi au pouvoir fragilise la perception de la puissance régionale que l'Algérie se faisait d'elle-même. Elle se rend compte que son rival historique, le Maroc, apparaît dans une position bien meilleure, pour avoir soutenu le CNT. Et quand on sait comment Alger a œuvré pendant des années pour faire en sorte que le Maroc ne soit pas la puissance régionale, c'est pour elle un échec extrêmement important. Et ce d'autant plus que la Tunisie, elle aussi, se rapproche du CNT.
«Alger ne pouvait pas accompagner les révoltes arabes dans la mesure où la France les soutenait»
L'Algérie est-elle isolée?
Oui, avec en plus un sentiment d'encerclement. Sur le plan international, elle apparaît comme un pays qui soulève davantage d'interrogation et d'inquiétudes que d'espoir et d'opportunités. En quelques mois, l'Algérie, qui avait développé sa relation avec l'Europe sur la base d'un pays fiable, sécurisé, dans lequel on pouvait développer des relations fortes sur le plan énergétique et sécuritaire, est apparue comme un pays passé à côté des événements et ayant fait les mauvais choix. Le régime algérien est conscient de cette situation.
A-t-il agi de la sorte par crainte d'une révolution sur ses terres?
Sans doute. Mais les autorités ont toujours été conscientes que les conditions de soulèvement n'étaient pas réunies en Algérie, pour des raisons historiques, comme le souvenir de la guerre civile, et également en raison d'un contexte économique plus favorable. Le régime était relativement rassuré sur le fait que le pays n'allait pas basculer dans une révolte. Mais pour Alger, soutenir les révolutions arabes aurait été une modification trop rapide et brutale de la politique étrangère de l'Algérie. Et surtout, cela aurait signifié devenir un allié de la France et du Royaume-Uni, et ça, l'Algérie n'y est pas prête. Alger ne pouvait pas accompagner les révoltes arabes dans la mesure où la France les soutenait.
Alain Juppé a jugé "ambiguë" l'attitude de l'Algérie dans le dossier libyen. Qu'en est-il de la relation franco-algérienne?
Il faut prendre en compte le fait que le président algérien est affaibli et malade. L'Algérie offre l'image d'un pays en fin de cycle sur le plan politique et on ne sait pas qui va prendre la relève. Mais les militaires, qui sont à l'arrière de la scène politique, vont très clairement faire comprendre dans les années à venir qu'ils n'ont pas digéré ce que la France a provoqué dans la région, c'est-à-dire une ingérence internationale dans un pays arabe. C'est quelque chose qui ne passera pas, et tôt ou tard, la monnaie sera rendue. Après la guerre d'Algérie, la guerre en Afrique du Nord, ce devait être terminé. Or, pour Alger, la France s'est autorisé à se libérer de ce poids historique. Il y a fort à parier que cela ne restera pas sans réponse, à moins que d'ici là le régime algérien ne connaisse à son tour des sursauts qui l'amènent à penser davantage à sa survie qu'à sa revanche.