Actualités : LUTTE
CONTRE LE TERRORISME Ce que n’a pas pu dire le juge Jean-Louis
Bruguière
Ancien magistrat, Jean-Louis
Bruguière a été pendant une vingtaine d’années à la tête de l’équipe française
de juges d’instruction antiterroriste de Paris. A ce titre, il a mené des
enquêtes sur des centaines de dossiers liés au terrorisme. De
notre bureau à Paris, Khadidja Baba-Ahmed Considéré comme le
meilleur à l’échelle internationale sur ces dossiers, le magistrat choisit en
2007 de se mettre en mise en disponibilité pour se présenter sous les couleurs
de l’UMP aux élections législatives, dans le Lot-et-Garonne. Il est battu au
second tour par son adversaire socialiste. Libéré, depuis, de ses obligations de
magistrat et donc de son obligation de réserve, Jean-Louis Bruguière a écrit,
avec Jean-Marie Pontaut, rédacteur en chef de L’express, un livre intitulé « Ce
que je n’ai pas pu dire», aux éditions Robert Laffont, disponible en librairie
depuis lundi dernier. Dans cet ouvrage qui raconte les grandes enquêtes dont il
a eu la charge, l’ancien magistrat consacre évidemment une grande partie aux
terroristes algériens, «la menace d’un nouveau type». Dans son livre comme lors
de sa conférence de presse de lundi dernier, Jean-Louis Bruguière explique
d’entrée de jeu que, très vite, il a pris conscience que la lutte contre le
terrorisme n’était pas une lutte nationale, même pas européenne, mais
internationale. A l’époque, cela n’était pas évident. Si la France a été, selon
lui, «aux avant-postes de la lutte contre le terrorisme islamiste, en
l’occurrence le GIA», ailleurs, y a eu une incompréhension, une mauvaise analyse
de la situation faite par «nos partenaires européens et surtout par les
Américains». Jusqu’en septembre 2001, dit-il encore, les Etats- Unis n’ont pas
pris la mesure de la menace d’Al-Qaïda. Et de rappeler qu’en 1994 déjà, Djamel
Zitouni a fait exactement ce qu’a fait El- Qaïda en 2001, c'est-à-dire utiliser
un avion commercial comme arme de destruction massive. Plus grave que la
mauvaise évaluation de la situation de l’époque, l’ancien juge considère que la
responsabilité des Etats-Unis dans le développement du terrorisme est colossale.
Il y a eu, dit-il, une erreur stratégique et historique de l’administration Bush
sur l’Irak, car incontestablement, audelà de la problématique géopolitique,
l’invasion de l’Irak a été probablement le plus beau cadeau que les Etats-Unis
aient pu faire à Oussama Ben Laden. Et de rappeler qu’au moment où Ben Laden
était en difficulté après les frappes de 2001 à 2003 qui l’ont fortement
affaibli et ont permis de neutraliser une partie de son réseau, l’invasion de
l’Irak a permis à Ben Laden un rebond comme elle a été aussi un cadeau fait à
l’Iran. La situation actuelle de risques terroristes intenses «est l’héritage de
la disparition de l’Irak, ou en tous cas du chaos qui a été généré par
l’intervention dans ce pays». L’autre problème majeur est celui du Pakistan. Là
aussi, dit-il, l’on a fait des erreurs et des mauvaises interprétations et cela
n’est pas du seul fait des Etats- Unis. Il rappelle que, pour lui, Musharraf
n’est pas un personnage fiable, cela, il a eu à le dire devant le Sénat
américain. Musharraf a perdu le contrôle administratif de la situation comme il
a perdu le contrôle d’une partie de l’armée et des services de sécurité, avec le
risque très grand de talibanisation du Pakistan et un effondrement du système.
Le vrai problème aujourd’hui pour cet ancien juge n’est plus l’Irak mais la
problématique pakistano-afghane. Sans le choix algérien de
l’annulation des élections de 1992, nous aurions eu un Maghreb talibanisé à
notre porte Dans sa description de la «montée des périls» et
notamment dans la partie consacrée à l’Algérie et intitulée «l’Algérie, moteur
des mouvements islamistes radicaux», Bruguière tord le cou à la thèse de ceux
qui ont expliqué et qui continuent d’expliquer le terrorisme algérien par
l’interruption en janvier 1992 du processus électoral. Au journaliste, co-auteur
qui lui rappelle que l’interruption du processus électoral en Algérie est à
l’origine du terrorisme, il répond (page 299) : «Les mouvements islamistes
radicaux en Algérie ne datent pas de 1992. Dès les années 1970, des
manifestations d’étudiants pro-islamistes apparaissent. Des actes de vandalisme
sont commis dans les bars où l’on sert de l’alcool, ou contre les femmes ne
portant pas le hidjab.» Et de rappeler que dès sa création le 16 décembre 1989,
le FIS «condamne les partis prônant la contradiction » et que le nouveau parti
«se montre d’emblée radicalement opposé à la démocratie ». Et au journaliste qui
lui dit que cette interruption a été «une décision antidémocratique qui a
beaucoup choqué l’opinion occidentale », le magistrat en retraite a, notamment,
répondu : «…Aucune démocratie occidentale n’a connu la situation de l’Algérie,
avec des mouvements politiques – soutenus en sous-main par des groupes armés –
mettant en péril l’ordre démocratique en prônant l’instauration de la charia
comme seule règle légale… Le risque d’un embrasement général était réel.
Aujourd’hui, avec le recul, il faut bien reconnaître que sans ce choix, nous
aurions probablement un Afghanistan à notre porte et un Maghreb talibanisé». Sur
le terrorisme dans notre pays, Jean-Louis Bruguière, qui était aux premières
loges dans les enquêtes antiterroristes, développe beaucoup certaines affaires
dans cet ouvrage et donne des détails dont certains n’étaient pas connus. Aux
questions de certains journalistes présents à la conférence de presse de lundi
sur le rebondissement de l’affaire Tibehrine, l’ex-magistrat répond qu’il ne se
dérobe pas aux questions mais qu’il se refuse à commenter une affaire en cours,
il n’en a pas le droit. K. B.-A. Ce que je n’ai pas pu dire,
livre de Jean-Louis Bruguière, entretiens avec Jean-Marie Pontaut, Editions
Robert
Laffont.
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