De notre envoyé spécial
à
Tlemcen, Mehdi Mehenni
Nous sommes
le 3 janvier. Il est à peine 17h. Sur la plaine qui domine la daïra de
Bab-El-Assa, dans la wilaya de Tlemcen, à bord des véhicules de cinq patrouilles
de gardes-frontières, nous sommes surpris à la vue d’un sentier étroit qui
sépare deux terres : à droite un poste avancé algérien, à gauche un autre du
royaume alaouite. «Savez-vous que si je tourne légèrement le volant du véhicule
à gauche, nous piétinerons le sol marocain», nous dira l’un des
gardes-frontières algériens. A vrai dire, rien n’indique qu’il s’agit, là, d’une
frontière, mis à part un passage accidenté qui sépare les deux côtés. Aucun
obstacle, aucune plaque ni une quelconque séparation n’existent. Selon les
explications du garde-frontière, seuls les natifs de la région arrivent à
différencier les deux sols, et c’est seulement par habitude. A peine avons-nous
dépassé de quelques mètres le poste avancé marocain, où sont présents deux
éléments en tenue civile, sur une modeste tour de surveillance, et cinq autres
au bas de la même tour, sans armes ni uniformes, que nous sommes «interpellés»,
par les coups de sifflet d’un garde marocain qui, à travers des gestes vifs, de
ses deux mains, semblaient vouloir dire : «Où allez-vous ?». Mais nous étions
sur le sol algérien. Pourquoi nous a-t-il interpellé ? Ce n’est qu’un peu plus
tard qu’un capitaine des gardes-frontières algériens nous expliquera que le
garde marocain, apercevant des civils (journalistes) à bord de nos véhicules de
patrouille, pensait qu’il s’agissait d’émigrés clandestins ou de contrebandiers
marocains embarqués par les gardes-frontières algériens. Il voulait juste savoir
ce qui se passait. Ce garde-frontière marocain, dont l’apparence n’indiquait en
rien ce qu’il était censé être (sans uniforme et arme) si ce n’est le drapeau
marocain qui flottait sur cette vielle bâtisse qu’on appelle poste avancé, n’a
obtenu aucune réponse. Et avec une indifférence totale, le cortège douanier
algérien poursuivra son chemin. Quelques centaines de mètres plus loin, au
niveau de l’escadron algérien Boudjnah, une surprise nous est réservée. Le père
du jeune défunt Hichem Ben Achour qui avait reçu une pierre sur la tête, lancée
par un garde marocain, il y a quelques jours, alors qu’il regagnait
tranquillement son domicile, nous attendait (lire les détails de ce tragique
incident dans l’encadré ci-dessous). Un peu plus loin, au niveau du village dit
Chéraga, sur le territoire du poste avancé Lala- Haïcha, c’est pratiquement le
même décor. Mais à la différence près que les deux populations, algérienne et
marocaine, vivent en parfaite harmonie (15 familles algériennes et 30
marocaines). Arrivés au niveau de ce village colonial, dont les deux populations
ne sont séparées que par un étroit passage, nous avons été salués par une
vieille femme marocaine, puis par un jeune homme marocain, tout sourire, ce qui
accentua notre étonnement. Selon les informations que nous avons pu obtenir, ce
village, séparé, constituait par le passé un seul et même village. Il existe des
liens de parenté entre les habitants. Certains sont mêmes issus d’une même
famille, et rien ne les empêche, à ce jour, de se rencontrer chez les uns ou les
autres, des deux côtés du village. Dans ce village, officieusement, il n’existe
pas de frontière, sinon ce chemin qui le traverse. Des histoires d’amour ont,
semble-t-il, toujours existé entre les jeunes gens des deux camps. Quelques
minutes avant de quitter le village de Chéraga, une patrouille de gardiens du
Makhzen surgit de l’autre côté du village. Ils ont certainement été alertés par
la présence de patrouilles algériennes et de civils inconnus sur les lieux. Les
deux corps de gardes s’échangent, de loin, quelques regards méfiants, avant que
les patrouille algériennes ne se dirigent vers un autre point.
La nuit, les frontières changent de couleur
Alors que la plaine, les reliefs et les prairies qui constituent les
53 km de la frontière algéromarocaine dégagent un état de tranquillité totale
pendant la journée, la nuit, cela change carrément de «couleur». Toutes sortes
de marchandises transitent par la frontière. Le trafic de drogue, d’armes, de
carburant, de cheptel et autres produits alimentaires fait ravage. Il est 23h.
Les éléments du poste avancé de Lala-Aïcha tendent une embuscade. Un homme,
accompagné d’un âne, apparaît au loin. Les gardes-frontières se lancent à sa
poursuite. Le contrebandier renverse la marchandise que cet âne transportait et
prend la fuite. Et l’âne aussi ! Cette opération a permis aux éléments du poste
avancé de récupérer 74 bouteilles de whisky, 17 bouteilles Venis, 5 bouteilles
de Pastis et 4 autres de marque Chaouïa, une sorte de liqueur fabriquée à
Casablanca.
Un peu plus loin, les éléments du poste avancé Lahouassi
tombent sur un bon lot. 2 véhicules de type R25 chargés de jerricans de
carburant, nommés les «combattants», du fait de leur état de dégradation très
avancé, et que les contrebandiers n’hésitent pas à abandonner au moindre risque.
Et en cas de course-poursuite, ils foncent carrément sur les patrouilles des
gardes-frontières. 7 quintaux de mandarines marocaines transportées sur 10 ânes
ont également été récupérés. Dans une autre embuscade, tendue au lieu-dit
Sidi-Ayade, 288 bouteilles de pastis et 121 de whisky ainsi qu’une petite
quantité de carburant ont été récupérées. Au même moment, les éléments du poste
avancé Souani tombent sur des contrebandiers qui transportaient, à dos d’âne,
296 jerricans de carburant, de 25 litres chacun. La marchandise a été récupérée,
mais les contrebandiers et les ânes ont pu prendre la fuite.
El-Baraïas suivent les gardes-frontières au pas
Selon le lieutenant-colonel Bouziani Belarbi, commandant du 19e
groupement des gardes-frontières de Bab-El- Assa, malgré la mise en place de
grands moyens humains et matériels pour la lutte contre le banditisme et le
crime organisé, il demeure impossible de contrôler à 100 % cette région, du fait
de ses spécificités géographique, culturelle et historique. Les contrebandiers
pourchassés par les gardes-frontières abandonnent souvent leur marchandise pour
ensuite disparaître dans la nature et rejoindre des habitations qui se situent à
la limite ou au-delà de la frontière, ce qui complique la tâche des douaniers.
Ne pouvant fouler le sol marocain ou les poursuivre dans les habitations
frontalières sans mandat de perquisition, ils se contentent souvent de récupérer
la marchandise abandonnée, destinée à transiter par la frontière. Lorsque les
gardes-frontières ont affaire à des villages entiers et où tout le monde est
complice, explique le lieutenant-colonel Belarbi, il est si difficile de mener à
bien sa mission. Les contrebandiers emploient souvent de jeunes «guetteurs »,
appelés dans la région «El-Baraïas», munis d’un téléphone portable, pour
surveiller les déplacements des gardes-frontières. S’ils appellent en temps
voulu et font éviter aux trafiquants une saisie, ils ont une prime allant de 1
500 à 4 000 DA par jour. Durant l’année 2009, les éléments des gardes-frontières
ont saisi 844,145 kg de kif traité, contre 540,427 kg en 2008. Ce qui représente
une récolte maigre par rapport à la quantité de drogue qui circule et transite
par la région, bien que les saisies aient été plus importantes en 2009 par
rapport à 2008. Pour ce qui est de la saisie de boissons alcoolisées, quelque 2
900 bouteilles, entre whisky, pastis, bière et vin, ont été récupérées. Quant au
trafic de carburant, les éléments des gardes-frontières ont pu récupérer 738 745
litres d’essence et 81 630 litres de gasoil en 2009, contre 376 025 litres
d’essence et 24 445 litres de gasoil en 2008.
M. M.
«J’attends des autorités
algériennes qu’elles me rendent justice»
Visiblement affecté par ce terrible incident, Achour Ben
Abderrahmane, le père du jeune défunt, nous raconta dans les détails le lâche
assassinat de son fils. Agé de 17 ans, Hichem revenait, à bord d’une vieille
Renault 25, le 27 décembre dernier, vers les coups de 9h30, d’ une terre
appartenant à son oncle, pour aller chez lui, lorsqu’il fut interpellé par un
garde marocain qui lui demanda de quitter le sol marocain, alors qu’il roulait,
selon les témoignages des habitants de la région, sur le sol algérien. Hichem
ignora le garde marocain et poursuivit son chemin. Furieux, ce dernier lança une
grosse pierre sur Hichem, l’atteignant à la tête. Constatant que la blessure
n’était pas très grave et que le sang ne coulait pas abondamment, Hichem, sans
afficher trop d’inquiétude, regagna le plus simplement du monde son domicile. A
son arrivée, ses amis, qui n’ont aperçu que quelques gouttes de sang coulant sur
sa tête, plaisantaient avec lui. Et personne ne s’attendait à ce que les choses
prennent une mauvaise tournure, étant donné que la blessure était légère.
Quelques instants plus tard, ressentant un malaise, il fut transporté par son
frère aîné à l’hôpital de Maghnia. Au fur et mesure que le temps passait, l’état
de santé de Hichem commençait à se détériorer. Il souffrait d’une hémorragie
interne. Il fut transporté dans la même journée à l’hôpital de Tlemcen, où il
resta trois jours dans le coma, avant de rendre le dernier souffle, mercredi
dernier, à 1h du matin. Il fut enterré le lendemain, après la prière d’El-Asr.
Aujourd’hui, Achour, le père du défunt, croyant au «mektoub » (destin), demande
seulement que justice lui soit rendue. «J’attends des autorités algériennes
qu’elles me rendent justice. Mon fils a été lâchement assassiné et je ne suis
pas près de pardonner cet acte ignoble», a-t-il clamé. Selon certains dires, non
confirmés, le meurtrier a été arrêté par les autorités marocaines. Mais il se
peut qu’on lui ai tout simplement changé de poste. Enfin, il est à signaler que
ce tragique incident s’est déroulé au niveau du poste avancé où nous avions été
interpellés par le garde-frontière marocain. Ce qui dénote d’un véritable
problème généré par l’inexistence d’une séparation entre les deux territoires.
M. M.
EN DÉPIT DES EFFORTS
CONSENTIS PAR LA GENDARMERIE NATIONALE
Le crime organisé en
hausse
Malgré les moyens humains
et matériels déployés par le Groupement de la Gendarmerie nationale de Tlemcen
et les gardes-frontières, la zone frontalière algéro-marocaine continue de poser
un véritable problème.
La pauvreté, le chômage ainsi que les effets de
la dislocation de la cellule familiale pousseraient, souvent, les jeunes de
cette région à verser dans le crime organisé. Selon le bilan d’activité du
Groupement de la Gendarmerie nationale de Tlemcen, la criminalité a connu dans
cette région, en 2009, une hausse de 58,43 % par rapport à l’année 2008. Selon
les chiffres communiqués par le lieutenant-colonel Nourredine Boukhbiza,
commandant du Groupement de la Gendarmerie nationale de la wilaya de Tlemcen,
124 crimes et 3 035 délits ont été enregistrés dans cette région durant l’année
2009, contre 76 crimes et 1 237 délits en 2008. Pour ce qui est du crime
organisé, les services de gendarmerie ont traité, durant l’année 2009, 2 331
affaires liées à la contrebande, contre 2 295 en 2008. 906 personnes ont été
arrêtées en 2009, dont 690 écrouées, contre 1 235 en 2008, dont 664 placées sous
mandat de dépôt. Ce qui démontre, encore une fois, souligne le lieutenant-
colonel Boukhbiza, que «la population frontalière, notamment les jeunes, a versé
dans les activités illicites ». Quant au trafic de carburant, des saisies
importantes ont été opérées en 2009, à savoir 959 344 litres de mazout et 65 827
litres d’essence, contre, respectivement, 765 076 litres et 19 599 litres durant
l’année 2008, soit une hausse de 20,25 % pour le mazout et de 70,22 % pour
l’essence. Dans le cadre de la lutte contre les stupéfiants, les unités du
Groupement de gendarmerie ont saisi, durant l’année 2009, 2 845,83 kg de kif
traité, et ce dans 87 affaires impliquant 119 personnes dont 81 ont été
écrouées. En 2008, 2 280,649 kg de kif traité en plus de 273,5 grammes de
cocaïne avaient été saisis, dans 81 affaires impliquant 118 personnes, dont 105
ont été écrouées. Soit une hausse, en 2009, de 19,85 % quant aux quantités de
drogue saisies.
M.
M.